22.

 

À mon arrivée à New York, le besoin de dormir m’accablait. J’allais devoir y céder avant d’avancer dans mes explorations.

Je m’inquiétais pour Nathan. Avant de prendre un corps, j’allai fouiner invisiblement dans tout le Temple de l’Esprit.

Comme je m’y attendais, on y faisait quantité de recherches en chimie. Il y avait d’immenses secteurs à l’accès restreint, où des gens travaillaient jour et nuit, vêtus de ces étranges costumes en plastique orange. Ils manipulaient, de toute évidence, des produits chimiques dangereux, puis les chargeaient dans des sortes de cartouches ultralégères en plastique.

J’examinai tout ce qui se passait.

Dans un laboratoire aseptisé, mes os gisaient sur une table, offerts à l’examen du médecin malfaisant, le cerveau maigre aux cheveux teints. Il ne soupçonnait pas ma présence invisible, tandis que je tournais autour de lui. Je n’arrivais pas à déchiffrer ses notes. Je n’éprouvais rien pour les ossements, si ce n’est le désir de les détruire, afin que plus jamais on ne puisse m’y emprisonner. Mais je risquais d’en mourir, et il était trop tôt pour que j’en prenne le risque.

D’autres parties de l’immeuble étaient visiblement des centres de communication : on y surveillait des écrans, on y parlait au téléphone et l’on y étudiait des cartes. De grandes cartes du monde, couvertes de points lumineux.

Il régnait parmi ces travailleurs de nuit une atmosphère d’urgence. Ils parlaient tous avec méfiance, comme s’ils pensaient être écoutés par des ennemis, et leurs affirmations étaient d’un flou exaspérant. « Il faut faire vite. » « Ça va être fantastique. » « Il faut que ce soit chargé avant quatre heures. » « Tout est parfaitement en ligne au point 17. »

Je ne pouvais rien déduire de pertinent ni d’intelligent de leurs propos. Je réussis toutefois à découvrir, grâce à une gaffe, que le projet auquel ils travaillaient tous s’intitulait « Jours derniers ».

Tout ce que je voyais m’alarmait et me répugnait. Je soupçonnais les produits chimiques contenus dans les cartouches d’être des filovirus, ou d’autres agents mortels récemment découverts grâce à la technologie. Le Temple tout entier puait le meurtre.

Je traversai de nombreux étages déserts, de nombreux dortoirs remplis de jeunes adeptes, et une immense chapelle où les disciples priaient en silence comme des moines contemplatifs, à genoux, les mains sur le front. Au-dessus de l’autel était représenté un énorme cerveau. L’Esprit de Dieu, je présume. Ce n’était qu’un contour en or, peu inspirant. Il paraissait strictement anatomique, bizarre.

Je traversai des pièces où des hommes dormaient seuls, dans la pénombre. Dans une chambre, je vis un homme entièrement couvert de bandages, avec une infirmière à son chevet. Dans d’autres salles, il y avait six autres malades, également enveloppés de pansements, et attachés à des tubes étincelants reliés à de petits ordinateurs. De nombreuses chambres individuelles contenaient des fidèles de l’Église, endormis ; certaines étaient si luxueuses qu’elles rivalisaient avec l’habitation de Gregory. Les sols étaient en marbre et les meubles dorés, les salles de bains étaient somptueuses avec de grandes baignoires carrées.

Tant de mes questions restaient sans réponse que j’aurais pu passer beaucoup plus de temps dans l’immeuble. Mais il fallait que j’aille à Brooklyn. Nathan était sûrement en danger.

Il était deux heures du matin. Invisible, je m’introduisis dans la maison du rebbe et le trouvai profondément endormi dans son lit, mais il s’éveilla dès l’instant où j’entrai. Il savait que j’étais là. Aussitôt inquiet, il sortit de son lit ; je me contentai de m’éloigner de la maison.

J’étais de plus en plus fatigué. Je ne pouvais pas prendre le risque de me retirer dans les ossements ; en fait, je n’avais nulle intention d’y retourner, certainement pas avec ce que j’éprouvais en ce moment. Je redoutais ma faiblesse dans le sommeil ; je craignais d’être appelé ou désintégré par Gregory, ou par le rebbe.

Je retournai à Manhattan, trouvai un lac au milieu de Central Park, pas très loin du gigantesque Temple de l’Esprit, dont je pouvais distinguer les fenêtres éclairées. Je pris forme humaine, me vêtis de mes plus beaux atours – costume de velours rouge, chemise de toile line et ornements exotiques en or – puis je m’agenouillai au bord du lac et bus de grandes quantités d’eau dans mes mains. Empli d’eau, je me sentais très fort. Je m’allongeai sous un arbre pour me reposer sur l’herbe, en plein air. Je recommandai à mon corps de tenir bon et de me réveiller en cas d’agression naturelle ou surnaturelle. Je lui enjoignis de ne répondre à aucun appel sauf au mien.

Lorsque je m’éveillai, il était huit heures du matin d’après les horloges de la ville, et j’étais entier, avec mes vêtements. Je me sentais reposé. Comme je l’avais supposé, j’avais paru trop étrange aux maraudeurs pour qu’ils m’attaquent, et beaucoup trop surprenant pour que les mendiants me dérangent. J’étais fort et intact dans mon costume de velours et mes chaussures noires brillantes.

J’avais survécu aux heures de sommeil sous ma forme matérielle, en dehors des ossements ; c’était un nouveau triomphe.

Je dansai de joie sur l’herbe pendant quelques instants, puis j’époussetai mes vêtements, me désintégrai avec les paroles magiques requises, et me reformai, vêtu de velours, barbu, débarrassé des particules d’herbe et de terre, dans le salon du rebbe. Je ne voulais pas de barbe, mais la barbe et la moustache sont revenues telles qu’elles étaient. Peut-être étaient-elles même déjà présentes à mon réveil. J’en suis même sûr. Elles y étaient depuis le début.

C’était une maison moderne, étriquée, et constituée de nombreuses pièces assez petites. Je fus surpris de voir à quel point tout était conventionnel. Un mobilier quelconque, rien de laid ni de beau. Confortable et bien éclairé. Tout de suite, les personnes qui attendaient au salon me dévisagèrent en chuchotant. Un homme s’approcha ; je lui déclarai en yiddish que je devais immédiatement voir Nathan.

Je me rendis compte que je ne connaissais pas son nom de famille. J’ignorais même si on l’appelait Nathan ici. Il ne devait pas porter le nom de Belkin, que Gregory avait choisi pour lui seul. Je précisai en yiddish que c’était une question de vie ou de mort.

Le rebbe ouvrit brutalement les portes de son bureau. Il était furieux. Deux vieilles femmes se tenaient auprès de lui, ainsi que deux jeunes gens, tous hassidim. Les femmes portaient des perruques pour dissimuler leurs cheveux naturels, et les jeunes gens étaient vêtus d’habits de soie noire, avec des papillotes. Il n’y avait là personne qui ne fût hassid.

Le visage du rebbe tremblait de rage. Il commença par tenter de m’exorciser pour m’expulser de chez lui, mais je tins bon et levai la main.

— Je dois parler à Nathan, déclarai-je en yiddish. Il est peut-être en danger. Gregory est un homme dangereux. Il faut que je parle à Nathan. Je ne partirai pas d’ici sans l’avoir trouvé. Peut-être aura-t-il assez de compassion et de courage pour m’écouter. En tout cas, je lui parlerai avec amour. Peut-être Nathan marche-t-il avec Dieu, et peut-être pourrai-je faire de même si je le sauve.

Le silence se fit. Puis les hommes prièrent les femmes de partir, ce qu’elles firent aussitôt. Ils appelèrent plusieurs vieillards vénérables qui étaient dans le salon, et me firent signe d’entrer dans l’étude du rebbe.

Je me trouvais à présent au milieu d’un groupe d’anciens.

L’un d’eux prit un morceau de craie blanche, traça un cercle sur le tapis, et me dit de m’y tenir.

Je déclarai :

— Non. Je suis ici pour aimer, pour empêcher le mal. Je suis ici parce que j’ai aimé deux personnes, qui sont mortes à présent. Elles m’ont appris à aimer. Je ne veux plus être le Serviteur des Ossements. Je ne veux plus exercer le mal. Je ne me laisserai plus conduire par la colère, la haine, ou le dépit. Je ne me laisserai pas confiner par vous et votre magie à l’intérieur de ce cercle. Je suis trop fort pour ce cercle. Il ne signifie rien pour moi. C’est l’amour de Nathan qui m’appelle.

Le rebbe s’effondra sur son siège, derrière son bureau qui me paraissait grand et solennel, comparé à celui du sous-sol, où je l’avais vu pour la première fois. Il semblait désespéré.

— Rachel Belkin est morte, lui dis-je en yiddish. Elle s’est tuée.

— La presse dit que c’est toi qui l’as tuée ! répliqua-t-il.

Les autres murmurèrent leur acquiescement. Un homme d’un très grand âge, maigre et chauve, le crâne couvert d’une calotte de soie noire, s’avança et me regarda dans les yeux.

— Nous ne regardons pas la télévision. Mais la nouvelle s’est vite répandue vous l’avez tuée, ainsi que sa fille.

— C’est un mensonge, rétorquai-je. Esther Belkin a rencontré Nathan, le frère de Gregory, dans le quartier des diamantaires. Elle lui a acheté un collier. Je crois que Gregory l’a fait assassiner parce qu’elle avait découvert l’existence de sa famille, et en particulier de son frère jumeau. Nathan est en danger.

Ils restaient tous immobiles. Je ne pouvais pas prédire ce qui allait se passer. Je savais que je présentais un curieux spectacle, en velours rouge sombre, orné de tant d’or aux poignets, avec ma chevelure et ma longue barbe noires. Eux aussi présentaient un curieux spectacle, barbus, coiffés de chapeaux noirs, et en longs habits de soie noire.

Ils formèrent lentement un cercle autour de moi, puis commencèrent à m’accabler de questions. Tout d’abord, je ne compris pas de quoi il s’agissait. Enfin il devint clair qu’il s’agissait d’un examen. Ils employaient des lettres et des noms que je comprenais parfaitement. Je répondis à toutes leurs questions, lançant des citations d’abord en hébreu, puis en grec, et parfois, pour vraiment les surprendre, en araméen plus ancien.

— Nommez les prophètes, me dirent-ils.

J’obtempérai, en incluant Énoch, qui avait été prophète en mon temps à Babylone, et qu’ils ne connaissaient pas. Ils furent choqués.

— Babylone ?

— Je ne peux pas me souvenir ! Je dois empêcher Gregory de faire du mal à son frère Nathan. Je suis convaincu qu’il a tué Esther parce qu’elle avait rencontré Nathan. Quantité d’autres choses sont suspectes.

Ils m’interrogèrent sur le Talmud : quelles étaient les Mitzvot ? Je répondis qu’il en existait 613, et que c’étaient les lois ou règles relatives au comportement, à ce qu’on doit faire, à l’attitude, et à ce qu’on doit dire.

Les questions se poursuivaient, interminables. Elles concernaient le rituel, la pureté, les interdits, les rabbins hérétiques, la kabbale. Je répondais rapidement à tout, retombant sans cesse dans l’araméen, puis revenant au yiddish. Pour citer la Septante, j’utilisai le grec.

Je me référais tantôt au Talmud babylonien, tantôt à l’ancien Talmud de Jérusalem. Je répondis à toutes les questions sur les nombres sacrés, et les points de discussion devenaient de plus en plus pointus. J’avais l’impression que chacun s’efforçait de surpasser les autres par la finesse de sa question.

Je finis par m’impatienter.

— Vous rendez-vous compte que pendant ces assauts de science, dignes d’une yeshiva, Nathan est sans doute en danger ? Quel est le nom de Nathan parmi vous ? Aidez-moi à le sauver, au nom de l’Éternel !

— Nathan est parti, répondit le rebbe. Il est très loin, là où Gregory ne pourra pas le trouver. Il est en sécurité dans la cité de l’Éternel.

— Comment savez-vous qu’il est en sécurité ?

— Le lendemain de la mort d’Esther, il est parti pour Israël. Là-bas, Gregory ne pourra jamais le retrouver.

— Le lendemain… vous voulez dire la veille du jour où vous m’avez vu pour la première fois ?

— Oui, si tu n’es pas un dybbuk, qui es-tu ?

— Je ne sais pas. Je veux être ange. Dieu jugera si j’ai accompli Sa volonté. Qu’est-ce qui a poussé Nathan à partir pour Israël ?

Les vieillards se tournèrent vers le rebbe, embarrassés. Le rebbe répondit qu’il n’avait pas bien compris pourquoi Nathan avait souhaité partir en voyage à ce moment-là, mais il semblait que, chagriné par la mort d’Esther, il le désirait. Il avait parlé d’avancer la date de son travail annuel en Israël. Ce travail concernait les copies de la Torah qu’il devait rapporter. Une chose coutumière.

— Pouvez-vous le joindre ? demandai-je.

— Pourquoi devrions-nous vous en apprendre davantage ? riposta le rebbe. Il est à l’abri de Gregory.

— Je ne le pense pas. Maintenant que vous êtes tous là, je veux que vous me répondiez. L’un d’entre vous a-t-il appelé le Serviteur des Ossements ? Ou serait-ce Nathan ?

Ils secouèrent tous la tête et regardèrent le rebbe.

— Jamais Nathan ne commettrait une chose aussi impure.

— Suis-je impur ? Je levai les mains. Venez, je vous y invite. Essayez de m’exorciser, au nom du Dieu éternel des Armées. Je me tiendrai là, ferme dans mon amour pour Nathan, pour Esther et pour Rachel Belkin. Je veux empêcher le mal. Je résisterai. Allez-y, faites appel à la magie de la kabbale !

Ils se mirent aussitôt à chuchoter entre eux avec animation, puis le rebbe, furieux, psalmodia un exorcisme à voix haute ; tous les hommes joignirent leurs voix à la sienne. Je les regardais en silence. Je ne laissais pas la colère m’envahir, et n’éprouvais au contraire que de l’amour pour eux. Je songeai tendrement à mon maître Samuel et à la haine qu’il m’avait inspirée pour quelque chose qui n’était sans doute qu’humain. Je ne m’en souvenais plus. Je me rappelai Babylone, le prophète Énoch, mais chaque fois que la haine ou l’amertume me revenaient, je les chassais pour ne penser qu’à l’amour, l’amour profane, l’amour sacré, l’amour du bien…

Je n’arrivais pas encore à me souvenir distinctement de Zurvan, seulement des sentiments ; je le citai à voix haute, le plus fidèlement que je pus. J’avais chaque fois l’impression d’utiliser des mots nouveaux, or c’était la même citation : « Le but de la vie est d’aimer et d’accroître notre connaissance des complexités de la création. La bonté est le signe de Dieu. »

Ils poursuivirent l’exorcisme, et je fermai les yeux pour en appeler au monde, afin qu’il me procure les paroles justes qui les apaiseraient, de même qu’il me procurait les vêtements que je portais, ou la peau qui me faisait paraître humain.

Je vis les paroles. Je vis la pièce. Je ne savais pas où, sur le moment. Maintenant, je comprends qu’il s’agissait du scriptorium, dans la maison de mon père. Je savais que le lieu était familier, et je commençai à chanter les paroles, comme je les avais chantées si longtemps auparavant, avec la harpe sur mon genou. Comme je les avais écrites tant de fois.

Je les chantais à présent dans l’antique langue, telles que je les avais apprises, d’une voix forte et cadencée, en me balançant légèrement.

 

Éternel, qui es ma force, je t’aimerai d’une affection cordiale.

L’Eternel est mon rocher, ma forteresse et mon libérateur ; mon Dieu fort est mon rocher, je me retirerai vers lui ; il est mon bouclier, la force qui me délivre, et ma haute retraite.

Les cordeaux de la mort m’avaient environné, et les torrents des méchants m’avaient épouvanté.

Les cordeaux du sépulcre m’avaient environné, les pièges de la mort m’avaient surpris.

Quand j’étais dans l’adversité, j’ai crié à l’Eternel ; j’ai crié à mon Dieu ; Il a entendu ma voix…

 

Mon chant les réduisit au silence. Ils me dévisageaient avec émerveillement, sans plus de peur ni de haine. Même l’âme du rebbe en fut émue et perdit sa haine.

Je poursuivis en araméen.

— Je pardonne à ceux qui ont fait de moi un démon, quels qu’ils aient été, et dans quelque but qu’ils aient agi. Esther et Rachel m’ont appris à aimer, et c’est avec amour que je viens, pour aimer Nathan et pour aimer Dieu. Aimer est connaître l’amour, et c’est aimer Dieu. Amen.

Le vieillard parut soupçonneux, mais cela ne me concernait plus. Il regarda le téléphone sur son bureau. Puis me lança un coup d’œil.

Le très vieil homme déclara en hébreu :

— Ainsi, il était démon et veut devenir ange ? Pareille chose est-elle possible ?

Le rebbe ne répondit pas.

Soudain, il décrocha le téléphone et composa une longue série de chiffres, trop longue pour que je puisse la retenir, puis il parla en yiddish.

Il demanda si Nathan était là. Était-il bien arrivé ? Il supposait que quelqu’un aurait appelé si Nathan n’était pas arrivé, mais il voulait parler à son petit-fils.

Le choc apparut sur ses traits. Le silence était total. Tous les hommes le regardaient, et semblaient lire ses pensées.

Le rebbe parla de nouveau au téléphone, toujours en yiddish.

— Il ne vous a pas dit qu’il venait ? Vous n’avez pas eu de ses nouvelles, pas un mot ?

Les vieillards étaient accablés. Moi aussi.

— Il n’est pas là-bas, murmurai-je.

Le vieil homme donna tous les détails à son interlocuteur.

Ils ignoraient tout de la venue de Nathan en Israël. Aux dernières nouvelles, ils avaient compris que Nathan se présenterait à la date habituelle, et les préparatifs étaient en cours pour sa visite annuelle. Nathan n’avait jamais évoqué un voyage anticipé.

Le rebbe raccrocha.

— Ne le dites pas à Sarah ! recommanda-t-il en levant la main. Tous les autres acquiescèrent. Il pria alors le plus jeune d’aller chercher Sarah. Je vais lui parler.

Sarah entra dans la pièce, humble et discrète, très belle, ses cheveux naturels cachés sous une affreuse perruque marron. Elle avait des yeux en amande, une jolie bouche tendre, et elle respirait la bonté. Elle me lança un bref coup d’œil intimidé, où ne perçait aucun jugement.

Elle regarda le rebbe.

— Votre mari vous a-t-il appelée depuis son départ ?

— Non.

— L’avez-vous accompagné à l’aéroport avec Jacob et Joseph ?

— Non.

Silence.

Elle me regarda puis baissa les yeux.

— Veuillez me pardonnez, dis-je. Mais Nathan vous a-t-il dit qu’il allait en Israël ?

Elle répondit oui, qu’une voiture était venue le prendre, envoyée par un riche ami en ville. Il avait dit qu’il reviendrait bientôt.

— Vous a-t-il dit qui était cet ami ? demandai-je. Dites-le-moi, Sarah, je vous en prie.

Elle parut rassurée, et quelque chose en elle se dénoua soudain. Je lus dans ses yeux la même douceur que dans ceux de cette fille, à Miami, dans ceux d’Esther et de Rachel. La pure douceur des femmes, si différente de celle des hommes.

Peut-être est-ce ce qui arrive quand on aime vraiment, songeai-je. Les gens vous aiment en retour ! Je me sentis libéré de la haine et de la colère ; un frisson me parcourut, et je l’implorai du regard de parler.

Elle parut ébranlée, puis elle courba la tête et rougit, au bord des larmes.

— Il avait avec lui le collier de diamants, dit-elle. Le collier de la fille de son frère, Esther Belkin. Il le rapportait à son frère.

Elle se mit à pleurer.

— Quand il a entendu parler du collier volé, reprit-elle, il savait que ce n’était pas vrai. Il avait le collier. Esther Belkin le lui avait donné à réparer. Elle ravala ses larmes et poursuivit. Rebbe, il ne voulait fâcher personne. Il a appelé son frère pour le lui dire. Il m’a confié que son frère pleurait. La voiture est venue le chercher pour le conduire auprès de son frère, pour qu’il puisse lui rendre le collier qui avait appartenu à Esther. Puis son frère lui a demandé de l’accompagner en Israël, afin qu’ils prient ensemble au Mur des lamentations. Nathan m’a promis de revenir dès qu’il aurait réconforté son frère. Il a ajouté qu’il pourrait peut-être même le ramener à la maison.

— Ah, bien sûr, m’exclamai-je.

— Silence ! ordonna le rebbe. Sarah, n’ayez ni tristesse ni regret. Ne vous inquiétez pas. Je n’ai pas de colère contre lui pour être parti avec son frère. Il a agi par amour, et de bonne foi.

— Oh oui, rebbe, dit-elle.

— Remettez-vous-en à nous.

— Je suis navrée, rebbe. Mais il aimait son frère, et il avait beaucoup de chagrin pour sa fille. Il disait qu’un jour elle serait venue, pour devenir l’une de nous. Il en était sûr. Il l’avait lu dans ses yeux.

— Je comprends, Sarah. Ne vous inquiétez pas. Laissez-nous, maintenant.

Elle détourna la tête, pleurant toujours, et me lança un rapide regard avant de quitter la pièce.

J’étais triste pour elle ! Elle comprenait que quelque chose n’allait pas, mais elle ne savait pas quoi, ni à quel point. Elle était aimante par nature, et Nathan devait l’être aussi, comme l’avaient affirmé Rachel et Esther.

— C’est bien ce que je pensais, dis-je.

Le vieil homme attendait la suite en silence.

— Gregory s’est servi du collier pour appâter Nathan. Gregory a raconté cette stupide histoire de collier volé pour que Nathan l’appelle, et qu’il puisse le convaincre de venir le rejoindre et de rester avec lui. Nathan vous a préparés à son absence prolongée, et c’est Gregory qui le lui avait inspiré. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que Nathan vous soit rendu sain et sauf. Je ne peux pas rester avec vous. Me donnerez-vous votre bénédiction, vous tous qui êtes ici ? Je ne m’attarderai pas à vous implorer, mais si vous voulez me la donner, je la recevrai avec amour au nom de l’Éternel. Je m’appelle Azriel.

Ils poussèrent des cris en levant les mains au ciel et en reculant. Ils étaient habités par la peur de connaître le nom d’un esprit, mais je ne m’étais pas attendu à une telle alarme. Je pris ma tête dans mes mains, et me concentrai.

— Accordez-moi les mots ! Je sais que mon nom n’est pas malfaisant. Puis je déclarai : J’ai été nommé Azriel par mon père, lorsque j’ai été circoncis dans notre maison de prières à Babylone. Nous étions la dernière tribu emmenée de Jérusalem en otage par Nabuchodonosor. Ce nom était assez bon pour Dieu, pour la tribu et pour mon père ! Nabonide était roi, et nous pratiquions notre foi en paix sous sa loi. Nous chantions chaque jour l’Hymne à l’Éternel dans cette terre étrangère.

Un grand courant d’énergie me traversa, mais là encore le souvenir manquait de substance, de couleur. Je savais seulement que je disais la vérité. Si je pouvais résoudre ce terrible mystère, cette abomination, peut-être pourrais-je me remémorer d’autres événements, et tout mon passé me reviendrait. Non dans la haine mais dans l’amour. J’étais maintenant fasciné par l’amour.

Ils se remirent à murmurer : « C’est son nom hébreu, c’est un nom humain, c’est son propre nom béni par Dieu. » Les uns affirmaient que connaître mon nom leur donnait un pouvoir sur moi, et les autres chuchotaient que j’étais un ange.

Sur un signe du rebbe, ils m’accordèrent tous leur bénédiction. Je ne sentis rien, mais je ne les détestais plus ; je les aimais et les voyais pour ce qu’ils étaient, et je craignais d’autant plus pour Nathan.

— Mais que fait Gregory ? murmura le rebbe, plus pour lui-même que pour moi.

— Je l’ignore, admis-je. Mais Nathan est son jumeau identique, n’est-ce pas ? Votre petit-fils Gregory voudrait être le Messie, non ? Il voudrait changer le monde entier.

Le vieil homme était horrifié et perplexe.

Je lui demandai :

— Si j’ai besoin de vous pour le bien de Nathan, pour l’amour de toutes les créatures de Dieu, viendrez-vous ?

— Oui, dit le rebbe.

J’allais sortir de la pièce. Mais je décidai, pour des raisons évidentes, que mieux valait disparaître. Je disparus donc lentement, pour les stupéfier, devenant transparent, m’élevant, bras tendus. Je ne pense pas qu’ils aient vu les particules d’humidité répandues dans l’air. Sans doute ne sentirent-ils que la fraîcheur, suivie de chaleur lorsqu’un esprit se désintègre.

Je les quittai, fixant solennellement l’endroit où je m’étais tenu. Je souhaitais réconforter Sarah, qui pleurait à la table de la cuisine, mais n’en avais pas le temps.

Je m’élevais de plus en plus haut.

— Gregory ! articulai-je, et je fixai mon lieu de destination, là où j’avais des chances de trouver le Maître des Ossements – dans son temple. Chercher Nathan, pour un esprit, était impossible. Je ne l’avais jamais vu, n’avais jamais humé son odeur, ni touché ses vêtements. Il pouvait fort bien être endormi dans l’une des chambres du temple que j’avais parcourues la nuit précédente. Mais je ne m’étais pas attardé sur les visages – il y en avait des centaines.

Trouver Gregory. C’était près de son frère que Nathan était en danger ; c’était là que je devais me trouver. Une pensée me réconfortait : ce qui menaçait Nathan n’était sans doute pas encore déclenché.

D’autre part, les gens du Temple travaillaient à un projet intitulé Jours derniers.

Le sortilège de Babylone
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